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Rédaction Web : JUST DEEP CONTENT

Le démembrement de propriété s’applique-t-il dans d’autres pays que la France ? Comment gérer les situations de démembrement de propriété à l’international, sur un bien ou une clause bénéficiaire d’assurance-vie ?

 

 

Fondement de notre système juridique (Discours préliminaire du premier projet de Code civil de Jean-Etienne Marie Portalis), le droit de propriété est défini à l’article 544 du Code civil comme l’addition des prérogatives du propriétaire : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ».

La propriété se caractérise donc par l’addition d’une part, du droit de jouir du bien qui se compose du droit d’en user (usus) et d’en percevoir les revenus (fructus), et d’autre part du droit d’en disposer (abusus), c’est-à-dire le vendre, le donner ou le modifier.

Le mécanisme du démembrement de propriété consiste en la dissociation du droit de propriété :

  • l’usufruit, qui est la réunion de l’usus et du fructus, donnant le droit à l’usage et aux revenus si le bien objet du démembrement est un patrimoine immobilier de rapport ou un portefeuille titres.
  • la nue-propriété, qui correspond à l’abusus, assimilable à un droit de propriété différé : ce n’est qu’à l’extinction de l’usufruit que le nu-propriétaire deviendra automatiquement titulaire de l’ensemble des droits sur l’actif, et donc plein propriétaire.

Le démembrement de propriété peut être créé soit lors d’une succession (ab intestat ou testamentaire), soit lors d’une donation avec réserve d’usufruit ou encore lors d’une acquisition conjointe en démembrement.

Le démembrement de propriété a été repris par de nombreux pays qui ont importé le Code Napoléon. Ce sont en général les pays de droit romain, contrairement aux pays de la « Common Law » venue d’Angleterre.

Le droit anglais repose sur des conceptions de la propriété différentes où est distinguée la propriété juridique « legal property » de la propriété économique « economic property ». Le démembrement de propriété n’y existe pas.

Dans les pays de droit musulman, selon la loi coranique la « Charia », seul Dieu est propriétaire et l’homme ne peut seulement avoir que l’usage.

En France, le démembrement est largement encouragé et utilisé pour faciliter la transmission de patrimoine tout en préservant les droits économiques ou de jouissance de l’usufruitier, le tout dans un cadre fiscal intéressant. La donation avec réserve d’usufruit diminue l’assiette imposable aux droits de donation à la seule nue-propriété, tout en permettant à l’usufruitier de continuer à jouir du bien ou d’en percevoir les revenus. A l’extinction de l’usufruit (par décès de l’usufruitier ou à échéance dans le cadre d’un usufruit temporaire), le nu-propriétaire devient plein propriétaire sans formalisme ni taxation complémentaire.

Face à une clientèle UHWI (Ultra High net Worth Individuals) de plus en plus mobile (on estime qu’un client détenant 30 M€ d’actifs changera trois fois de juridiction au cours de sa vie), il est indispensable de s’intéresser à la reconnaissance du démembrement de propriété chez nos voisins, mais également aux démembrements de clause bénéficiaire en assurance vie, dans le cas de situations internationales dites « cross border ».

 

SOMMAIRE

  • Démembrement de propriété : qu’en est-il dans les pays voisins ?
  • Situation cross border : quid du démembrement de la clause bénéficiaire de contrat d’assurance vie ?

Démembrement de propriété : qu’en est-il dans les pays voisins ?

 

En Belgique, Luxembourg, Espagne, ou dans les pays anglo-saxons, le démembrement de propriété présente une nature et un fonctionnement juridique totalement différents.

 

Le démembrement de propriété en Belgique

En Belgique, le démembrement de propriété est parfaitement reconnu. Le Code civil français y a été littéralement transposé (voir Code civil belge : article 578 ancien). L’aspect civil ne pose donc aucun problème, il en va différemment du traitement fiscal.

Contrairement à ce qui est connu en France, la taxation des donations avec réserve d’usufruit en Belgique prend pour assiette la pleine propriété du bien donné. Il n’y a donc fiscalement aucun avantage à transmettre de son vivant en démembrement, ce qui explique que nos voisins belges préfèrent recourir aux donations en pleine propriété à charge de rentes.

De même, le quasi-usufruit qui est une modalité particulière de l’usufruit portant sur des choses consomptibles (et codifié en France à l’article 587 Code civil) est difficile d’utilisation en Belgique où la dette de restitution du quasi-usufruitier envers les nus-propriétaires pourrait ne pas être déductible de l’actif successoral.

Enfin, si en France l’évaluation fiscale de l’usufruit relève uniquement de l’article 669 du CGI , outre-quiévrain le barème légal coexiste (article 21 V et VI du Code des droits de succession ) avec les tables Ledoux, Levie ou Schryvers qui proposent des alternatives pour déterminer l’assiette taxable de l’usufruit.

Le démembrement de propriété au Luxembourg

Au Luxembourg, l’usufruit est codifié aux articles 578 à 624 du Code civil. Mais c’est fiscalement que le Grand-Duché se distingue dans sa conception du démembrement : le nu-propriétaire est considéré comme le plein propriétaire du bien, l’usufruitier ne détenant qu’une créance envers le premier.

Sous l’article 108 bis de la loi sur l’impôt sur le revenu, « le nu-propriétaire est réputé acquérir les revenus du bien qui est grevé de l’usufruit et les céder à l’usufruitier ». Le législateur fiscal luxembourgeois crée donc une fiction fiscale en attribuant sans équivoque que la propriété fiscale d’un titre démembré est à attribuer au nu-propriétaire et non à l’usufruitier.

Dans l’hypothèse d’une donation démembrée d’un portefeuille de valeurs mobilières avec un donataire nu-propriétaire domicilié au Luxembourg, quand bien même le nu-propriétaire ne perçoit aucun revenu effectif, il serait redevable de l’impôt luxembourgeois.

Le démembrement de propriété en Espagne

En Espagne, le démembrement est civilement reconnu. Il est d’usage qu’un époux lègue à son conjoint l’usufruit sur tous les biens constituant la succession.

Cependant, contrairement à la France, au décès de l’usufruitier, le nu-propriétaire qui consolide le droit de propriété dans son chef est redevable de droits de succession sur l’usufruit évalué en fonction de l’âge de l’usufruitier au moment du démembrement (premier décès).

De même, dans le cadre d’une acquisition en démembrement d’une résidence en Espagne, au décès, l’extinction de l’usufruit au profit du nu-propriétaire est également soumise à l’impôt sur les transmissions patrimoniales, au taux en vigueur au jour du démembrement de droit de propriété, sur la base de la valeur au jour du décès.

La technique de l’acquisition en démembrement (ou dit de l’achat scindé) ne permet donc pas comme en France de retirer un avantage fiscal particulier, dans la mesure où les enfants seront taxés au décès de l’usufruitier. En cas d’acquisition d’une résidence secondaire, des résidents français pourraient donc être imposables aux droits de succession sur le bien acheté en démembrement en Espagne.

Le démembrement de propriété dans les pays anglo-saxons

Dans les pays anglo-saxons, le démembrement de propriété est complètement inconnu.

On peut simplement relever quelques cousinages comme en Ecosse avec le « proper liferent ».

Ce mécanisme permet au « liferenter » (que l’on pourrait traduire comme bénéficiaire d’une rente viagère) de profiter de la jouissance d’un bien tout en étant tenu d’en conserver la substance. On remarque aussi ce mécanisme à Jersey du fait d’une influence normande.

En droit anglais, « l’interest in possession trust » ou « life interest trust » permet au bénéficiaire de premier rang de toucher un revenu provenant d’un bien ou de jouir de ce bien sa vie durant ou pour une période déterminée. Ce droit coexiste avec ceux d’un autre bénéficiaire, voire d’une classe de bénéficiaires, portant sur le même capital sous-jacent.

Concernant un nu-propriétaire habitant au Royaume-Uni (ayant reçu par exemple une donation avec réserve d’usufruit de son parent en France), l’administration fiscale anglaise (HMRC « Her Majesty Revenue and Customs) semble reconnaitre qu’en cas d’usufruit importé, la reconstitution de la pleine propriété sera également fiscalement neutre de l’autre côté de la Manche.

Aux Etats-Unis, le démembrement analysé par l’IRS (Internal Revenue Service) déclenche tantôt des droits de donation (si la donation est considérée comme « achieved », assimilable à une donation entre vifs) ou des droits de succession (si la donation est considérée comme « not achieved », c’est-à-dire exécutable au décès et révocable du vivant du donateur).

De plus, si la donation permet en France de purger la plus-value, la situation est différente au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis où le donataire est réputé avoir acquis le bien à la valeur d’acquisition par le donateur, engendrant ainsi une forte plus-value.

 

Situation cross border : quid du démembrement de la clause bénéficiaire de contrat d’assurance vie ?

 

Le démembrement de propriété se retrouve en assurance vie « à l’entrée » lors de la souscription ou « à la sortie » par le démembrement de la clause bénéficiaire.

Lors de démembrement à l’entrée, le contrat est démembré par remploi de capitaux déjà détenus en usufruit / nue-propriété à la suite d’une donation ou la vente d’un bien démembré. Dans cette structuration, c’est le nu-propriétaire qui est assuré afin qu’il devienne plein propriétaire de la police au décès de l’usufruitier.

Dans le cas de démembrement à la sortie, le démembrement de la clause bénéficiaire permet classiquement de protéger le conjoint survivant qui perçoit le capital décès en tant que quasi-usufruitier, tout en protégeant le nu-propriétaire (l’enfant dans la majorité des cas) qui devient détenteur d’une créance de restitution à faire valoir au décès de son second parent. Conformément aux règles de droit commun en France (article 768 du CGI), la créance de restitution est déductible de la masse successorale pour liquidation des droits de succession à condition d’être dûment justifiée.

En Italie, ni le Code civil, ni le Code des Assurances ne prévoient un démembrement du contrat d’assurance. D’ailleurs, même si le démembrement d’un portefeuille-titres reste possible, il reste très rare et confiné donc au domaine bancaire.

Au Portugal, c’est le quasi-usufruit qui n’est pas connu. Le créancier français ne pourra sans doute pas en demander le remboursement pour une succession d’un défunt quasi-usufruitier ouverte suivant le droit civil lusitanien.

En Belgique, si le démembrement « à l’entrée » est envisageable, la prudence est de mise eu égard aux doutes sur la reconnaissance du quasi-usufruit dans le cadre d’un démembrement « à la sortie ». Il ne serait donc pas certain que le nu-propriétaire puisse faire valoir sa créance au second décès devant un notaire belge.

De plus, dans le cadre d’un conjoint usufruitier bénéficiaire en Belgique et un enfant nu-propriétaire bénéficiaire en France, le capital décès serait soumis aux droits de succession en Belgique (le conjoint survivant n’y est pas exonéré) et aux prélèvements de l’article 990 I CGI en France (pour les primes versées avant les 70 ans de l’assuré).

 

 

Le démembrement de propriété est donc une notion dont la portabilité n’est pas forcément évidente suivant la destination du client. Il pourrait être même important de se défaire de structurations ayant recours au démembrement afin d’éviter tous dégâts fiscaux collatéraux. A l’aune de ces problématiques complexes, il est indispensable de faire appel à des spécialistes d’une approche globale transfrontalière.

 

 

Auteur

Julien Milinkiewicz   

Ingénieur patrimonial Luxembourg – Formateur intervenant à L’École supérieure de la banque